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Le diable parmi les braises

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Le diable parmi les braises

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Goveron contempla la cité de Kosavar du haut de la colline qui séparait la commune de la forêt de Yadarah. La nuit plongeait les environs dans l’obscurité, et des torches éclairaient quelques recoins de la ville. Ce soir-là, il y avait une fête : les habitants célébraient l’anniversaire du chef de leur cité, Izuln Hesenk, qui avait organisé un grand buffet pour tous. Les citoyens ne se gênaient pas pour se servir, surtout lorsqu’il s’agissait de nourriture gratuite. Car même s’ils vivaient en cité, la pauvreté était grandement présente parmi eux, et beaucoup gagnaient leur vie difficilement.

Pour l’occasion, les habitants s’étaient vêtus de couleurs. Les plus riches se démarquaient avec des étoffes parsemées de paillettes et de coutures brillantes. Les femmes portaient un voile transparent et coloré sur leurs cheveux, ainsi que plusieurs couches de tissus chatoyants qui recouvraient leur corps ; les jeunes femmes prenaient un grand plaisir à cependant dévoiler quelques parties de leur anatomie, comme une partie de leurs cuisses ou encore leur ventre. Quant aux hommes, ils arboraient une sorte de longue veste semblable à une robe ouverte au niveau des jambes, où la plupart portaient un pantalon large et confortable.

Ce soir-là n’était pas seulement synonyme de fête : c’était aussi l’occasion pour les jeunes adultes de faire des rencontres, et de potentiellement former de futurs couples. Alors beaucoup avaient soigné au mieux leur apparence, dépensant parfois leurs économies pour agrémenter leur beauté d’accessoires rutilants.

La fête battait son plein. Les hommes et les femmes dansaient ensemble. D’autres préféraient profiter encore de la nourriture. Les artificiers allumaient quelques flammes colorées grâce à des cristaux rares, tout droit sortis des mines de Khabora, pour agrémenter la célébration de lumières vives et chatoyantes.

 

Gorveron continua à reluquer la fête d’un air envieux, assis sur un rocher, un genou relevé, l’autre pendant dans le vide. Sentir et voir cette joie faisait vibrer en lui quelques souvenirs. Des souvenirs qu’il ne parvenait cependant pas à se rappeler. Il se souvenait simplement d’une joie immense, d’un amour inébranlable, d’un bonheur sans fin. Mais il ne savait plus pourquoi il était aussi heureux. Qui il avait aimé. Ce qu’il avait vécu avant sa mort. Il aimerait pourtant pouvoir se ressasser ces souvenirs enchantés, de pouvoir mettre un nom sur les personnes qui avaient décorées sa vie de bonheur.

Il se redressa sur son rocher, les yeux plongés sur les festivités. Sa faim grandissait. Il percevait l’âme de chacun, comme un tourbillon bleu pâle qui animait chaque corps, chaque geste, chaque émotion ressentie par les habitants. Une envie sombre et noire de tout éradiquer éprit la banshee qui arrondit ses yeux sous ce désir de plus en plus intense. S’il avait encore du sang qui coulait dans ses veines, il le sentirait pulser jusqu’aux moindres recoins de son anatomie.

—   Encore un jour de chasse ? interrompit une voix masculine et mystique.

Gorveron sursauta et se tourna vers celui qui se trouvait derrière lui, dissimulé dans la pénombre de la nuit. Ce dernier avait deux billes luisantes et bleu pâle en guise de regard, qui perçaient les ténèbres environnantes. La banshee lui lança un regard sévère et le gronda d’une voix rauque :

—    Qu’est-ce que tu me veux ? pourquoi tu me suis ?!

La silhouette aux yeux mystérieux s’approcha pour dévoiler un visage elfique et blafard, aux paupières noircies par la Mort et aux longs cheveux blancs trônés par une couronne noire. Il lui offrit un maigre sourire et lui répondit d’une voix calme :

—    Je viens te rendre visite, Varendil.

—    Je ne m’appelle pas Varendil, grogna la banshee. Qui es-tu ? Pourquoi tu ne cesses d’être là où que j’aille ?!

L’étrange elfe pencha la tête sur le côté et répliqua d’un ton neutre :

—    Nous sommes bien plus proches que tu ne le penses.

—    Oui, nous sommes des elfes. Nous étions, en tout cas. C’est notre seul point commun. Maintenant, laisse-moi tranquille avant que je dérobe ton âme.

Un bref ricanement s’échappa de la bouche de l’elfe qui, après avoir secoué mollement la tête, riposta :

—    Je doute que tu en sois capable. Pas que je sous-estime ton pouvoir, mais au fond de toi, au fond de ton cœur, quelque chose te bloquerait.

Gorveron serra les poings et grinça des dents. Ses yeux de banshee se mirent à luire, menaçant de déployer son pouvoir sur l’individu. Mais ce dernier avait raison : quelque chose le bloquait, l’empêchait d’exercer sa puissance sur sa victime. Cela frustrait, l’énervait, l’agaçait davantage. Il poussa un râle audible et fit volte-face pour marcher vers la cité d’un pas nerveux. Mais l’elfe le rattrapa en se saisissant fermement de son poignet.

 

Gorveron l’observa d’un air sombre et retira son poignet en empruntant brièvement sa forme spectrale. Mais l’individu recommença, encore et encore, jusqu’à énerver à nouveau la banshee.

—    Tu vas me lâcher ?! gronda-t-il une fois de plus.

—    Varendil, il faut que tu m’écoutes, soupira l’elfe.

—    Je ne m’appelle pas Varendil !

—    Si, tu t’appelles Varendil. Je pourrais reconnaître ce visage à des kilomètres. Je te connais, tout comme tu me connais. Mais la Mort semble t’avoir effacé la mémoire.

—    Laisse-moi tranquille …, murmura Gorveron d’une voix tremblante.

Le trouble se lisait aisément dans le regard spectral de Gorveron. Il se mit à trembloter et ses larmes à luirent de façon menaçante. Mais l’elfe de le lâcha pas et lui assura d’une voix douce :

—    J’aurais aimé pouvoir te protéger davantage….

Il se pinça les lèvres et murmura :

—    Mon frère….

Gorveron versa une larme qui heurta le sol et fit évanouir toute la flore autour de lui. Mais l’elfe semblait insensible à la magie maudite de la banshee, et resta face à lui, les yeux rivés sur les siens. Il pleura à son tour, laissant quelques perles s’écouler lentement sur ses joues blafardes.

—    Pourquoi… ? soupira Gorveron difficilement. Arrête de dire que tu es mon frère….

—    C’est la vérité.

—    Non….

—    Regarde-moi, Varendil. Regarde-moi dans les yeux.

Gorveron serra le poing puis observa l’elfe longuement. Alors que l’animosité et le chagrin avaient secoué son âme, peu à peu, il sentit comme un amour émerger en lui. Un amour puissant et fraternel. Il crut reconnaître le regard de l’elfe, un regard qui lui semblait étrangement familier, comme s’il se voyait dans le sien.

Un soupir désemparé s’échappa des lèvres de la banshee, qui crispa les épaules et croisa les bras. Il ignorait si ces sentiments étaient une simple illusion, une conséquence psychologique, comme si Gorveron désirait ardemment se souvenir de son passé au point de croire en cet inconnu qui le suivait partout.

Cependant, la banshee ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine affection à l’égard de cet elfe. Une affection fraternelle et douce. Il sentait comme une aura protectrice s’émaner de lui, une aura dont il aimerait pouvoir se lover pour se sentir enfin en sécurité. Mais lorsqu’il baissa son attention sur ses propres mains spectrales, il comprit qu’il n’existait plus aucun danger pour lui, car il était déjà mort, et pire encore : il était une banshee, et c’était lui, désormais, le danger.

 

L’elfe se saisit tendrement des mains de Gorveron dans les siennes. La banshee fit un léger sursaut et redressa ses yeux sur les siens d’un air surpris. L’inconnu aux yeux luisants et terrifiants lui offrit un sourire perlé de tendresse et lui assura d’un ton mielleux :

—    Nous pouvons encore nous aimer, mon frère. Ce n’est pas la Mort qui peut séparer une famille. Au contraire. Elle nous a permis de nous retrouver.

—    Comment puis-je te croire… ? répliqua Gorveron d’une voix torturée.

—    Avec le temps, tu finiras par me faire confiance. Je l’espère.

Le trouble s’intensifia dans le regard de Gorveron. Il sanglota tandis que la flore autour de lui périt de plus en plus. L’elfe l’observa d’un air désolé et, malgré l’hésitation qui se lisait aisément dans son regard bleu pâle, il tendit ses bras vers la banshee et s’apprêta à le prendre contre lui. Mais Gorveron recula d’un pas vif, les yeux écarquillés, et le sermonna :

—    Que comptais-tu faire… ?

—    Varendil…, souffla l’inconnu d’un air perdu.

—    Va-t’en….

—    Varen-…

—    Va-t’en ! hurla Gorveron.

L’elfe resta bredouille face aux réactions décousues de la banshee, les yeux arrondis et les sourcils haussés. Gorveron voulait l’attaquer, le repousser violemment pour le résigner de continuer à le suivre, mais quelque chose le bloquait encore. Frustré, il déploya un cri effrayant avant de s’envoler dans les airs sous sa forme spectrale. L’individu le contempla s’échapper, toujours figé et les yeux grands ouverts.

 

Gorveron fonça vers la cité fêtarde, concentré sur les âmes dansantes qui palpitaient de joie et de désirs. Il voulait tous les dévorer, tous, sans exception. Arrivé au seuil de la ville, une aura mortelle s’émana autour de la banshee et se répandit dans les cités comme un brouillard épais et sombre.

La panique gagna rapidement le cœur des habitants. Les cris de joie se transformèrent en hurlements d’horreur.

—    Le Dévoreur ! gronda un des citoyens.

C’était ainsi que les mortels le nommaient : « Le Dévoreur », celui qui se repaissait d’âmes et de chair pour nourrir son pouvoir impie et grandir ainsi en puissance.

Tous fuirent les lieux en bousculant tables et lampes. L’un d’eux renversa une des torches sur un amas de verdure et provoqua un incendie qui se répandit peu à peu au sein de la cité. Gorveron fonça sur ses victimes et les dévora une à une, dérobant leurs âmes comme s’il aspirait l’oxygène de ses proies. Elles s’immobilisèrent avant de s’écraser sur le sol, inertes. Rien ne pouvait arrêter la banshee : sa faim était si grande que même les habitants de la ville de Kosavar ne suffiraient pas pour l’assouvir. Mais il s’en contenterait, pour cette nuit-là.

Quelques rares individus parvinrent à échapper à la faux de Gorveron, mais la plupart d’entre eux en furent victimes. La fête se métamorphosa alors rapidement pour arborer une atmosphère plus lugubre et chaotique. De derniers cris d’horreur et de souffrance retentirent avant qu’un long silence pesa sur les environs.

 

Les cadavres jonchaient les rues de la ville. Les flammes gagnaient peu à peu du terrain. Gorveron se retrouva au milieu de tout ce chaos, les jambes et les bras tremblants, le souffle effréné et les yeux écarquillés. Ses iris luisaient avec plus d’intensité, le bout de ses doigts scintillait d’une lueur mystique et une aura funèbre continuait à pulser autour de lui. Il avait encore faim, mais cette chasse nocturne l’avait déjà satisfait, assez pour qu’il ne s’attaque pas à une autre cité. Mais il en voulait quand même plus, ressentir davantage de Tourments, de peur, de terreur : sentir sa puissance croître au fur et à mesure qu’il volait la Vie de ses victimes.

—    Papa ? résonna une voix enfantine.

Gorveron se pétrifia et se retourna lentement. Il croisa ensuite la silhouette d’un enfant elfe, qui tenait une peluche en laine, à la forme d’un petit lapin, dans les bras. Un soupir confus s’échappa de la bouche de la banshee qui fit face à l’enfant. Ce dernier avait les larmes aux yeux, l’air chagriné plutôt qu’effrayé, rivés sur le bourreau avec une lueur d’espoir qui y scintillait.

Bouleversé, Gorveron marmonna quelques mots à peine audibles, perdu dans sa confusion. Il croyait reconnaître cet enfant, comme s’il était proche de lui, comme s’il le connaissait déjà : comme s’il était son véritable fils.

Des bribes de nom lui revinrent en tête. « Arah… », « E-… rah ». La banshee ne parvint pas à retrouver ce prénom qui semblait pourtant lui être cher. Ses larmes noires se mirent à luire. Il s’approcha lentement de l’enfant qui ne reculait pas, figé face à lui.

Gorveron tendit lentement ses bras vers le petit-garçon, comme s’il voulait l’étreindre, lui offrir de sa rare tendresse. Mais lorsqu’il le toucha à peine, l’enfant s’évapora au travers d’une brume noire et glaciale. La frustration et le chagrin rongèrent à nouveau la banshee, qui se pétrifia et resta un instant ainsi, les bras encore tendus, les yeux écarquillés.

Il hurla de peine et de rage. Son cri résonna au travers toute la ville fantôme en de multiples échos sinistres. Il plongea ensuite sa tête dans le creux de ses mains et sanglota.

 

Tout à coup, une douleur singulière pulsa en lui. Il geignit sa souffrance en serrant les dents ainsi que les poings. Il ouvrit les paupières et croisa la silhouette d’un démon, formant une ombre chinoise avec les flammes, qui s’approchait lentement de lui. La banshee était incapable d’agir, ni de faire quoi que ce soit : il ne pouvait qu'endurer la torture que lui faisait subir ce mystérieux démon.

—    Que… me voulez-… vous ? murmura difficilement Gorveron.

L’individu ne répondit pas et deux yeux violets aux quelques lueurs rougeâtres scintillèrent soudainement parmi l’obscurité qui le caractérisait. Gorveron se sentit partir, petit à petit, comme s’il ressentait la fatigue, lui qui, pourtant, ne pouvait pas être épuisé. Il ferma les yeux et se laissa tomber par terre, sa tête heurtant le sol de la ruelle.

Ses paupières étaient lourdes. Son corps était faible. Il ne parvenait même plus à prendre sa forme spectrale.

Il ferma les yeux…

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